Accueil du site > Renseignement > France > Le président, les "services" et la démocratie
Le président, les "services" et la démocratie
Jean-Claude Cousseran et François Heisbourg, le Monde
vendredi 16 février 2007, sélectionné par

Le prochain président de la République héritera, en matière de sécurité nationale, d’un dispositif obsolète qui est le reflet des conditions historiques de sa création, il y a près de cinquante ans. A l’époque, la distinction entre les aspects extérieurs et intérieurs de la sécurité était clairement affirmée, l’Elysée étant le point focal de tout ce qui relevait des dimensions extérieures de la sécurité. En termes d’organisation de la présidence, la primauté était donnée aux aspects militaires, avec le conseil de défense comme instance de planification et l’état-major particulier (EMP) du président comme interface avec les institutions militaires.
La doctrine de dissuasion était, alors, au coeur du dispositif, le président étant le décideur ultime, avec l’EMP pour bras séculier. Le tout était placé sous le signe d’une Constitution hybride, qui fait du président de la République le chef des armées, tout en donnant au premier ministre des responsabilités propres en matière d’organisation générale de la défense par le biais du secrétariat général de la défense nationale (SGDN).
Cette description sommaire du dispositif suffit à en montrer le caractère désormais inadapté. Avec l’irruption de l’hyperterrorisme, la distinction entre les dimensions intérieures et extérieures de la sécurité nationale est devenue moins évidente. Face à une menace opaque et multiple, l’Etat mobilise les moyens du ministère de l’intérieur (direction de la surveillance du territoire et Renseignements généraux) de la défense (direction générale de la surveillance extérieure et direction du renseignement militaire), de la justice (section antiterroriste du parquet de Paris) et de l’économie et des finances (douanes, Tracfin). D’une façon plus générale, les conflits modernes montrent que l’outil militaire fait partie d’un ensemble d’instruments, sans pouvoir prétendre occuper le centre du dispositif. Si la dissuasion conserve ses droits, sa crédibilité a cessé d’être simplement le produit d’une capacité matérielle (les armes nucléaires) sous-tendue par une volonté (celle du président).
Dorénavant, elle est également devenue dépendante de la connaissance des capacités, des intentions et des actes d’une palette très diverse d’Etats, d’organisations et de structures hostiles, ce qui suppose que notre pays dispose des moyens de collecte, d’analyse et d’évaluation du renseignement. Le temps est passé où nous avions un adversaire potentiel dûment identifié, l’URSS. De surcroît, la dissuasion devient franchement inopérante face à des acteurs non étatiques insensibles, par nature, au dialogue dissuasif.
Aussi, au XXIe siècle, c’est le renseignement - au sens large de ce terme - qui doit être placé au pivot de la sécurité nationale, comme cela se passe au demeurant chez nos principaux partenaires. Dans le système en voie de présidentialisation accrue qui est le nôtre, la responsabilité, aux yeux des citoyens, se situe au niveau du chef de l’Etat. Dans ces conditions, une remise en ordre de l’organisation centrale de la sécurité nationale au plus haut niveau de l’exécutif nous semble devoir s’imposer.
En premier lieu, c’est l’Elysée qui devrait directement piloter la fonction de sécurité nationale, à l’instar des conseils de défense : si ceux-ci sont préparés par le SGDN (instance relevant, sur le plan administratif, de Matignon), c’est bien la présidence qui prend les décisions. Le SGDN est ici un exécutant. Par analogie avec le système des conseils de défense, ce modèle se traduirait par le transfert à l’Elysée du Comité interministériel du renseignement (CIR), qui n’a jusqu’ici jamais trouvé sa vocation. Elargi et renforcé, le CIR devenu Conseil national du renseignement (CNR) aurait la charge, sous l’autorité du président de la République, de définir les principales orientations en matière de renseignement.
Le CNR serait assisté d’un organe permanent léger, bâti sur le modèle du Joint Intelligence Committee (JIC) britannique, confié à un haut responsable de l’Elysée. Ce JIC à la française aurait la tâche de conseiller le président en matière de renseignement et d’assurer le lien organique et opérationnel entre l’autorité de l’exécutif et les services, comme cela existe dans d’autres démocraties. Ce dispositif - CNR et comité restreint de renseignement - serait placé sous la tutelle d’un des proches collaborateurs du président de la République. Ce conseiller aurait un accès permanent au président.
En appui du CNR pourrait intervenir un conseil consultatif du renseignement, directement rattaché à la présidence, composé de personnalités de grande expérience, mais n’exerçant pas des fonctions dans les services de renseignement et de sécurité. Le modèle proposé s’inspire du Presidential Foreign Intelligence Advisory Board (PFIAB) américain : ce type de conclave, s’il est pris au sérieux, permet de pallier les phénomènes de cloisonnement inévitables entre services opérant dans le cadre du secret qui est le leur.
Outre sa pertinence par rapport au type de risques que notre pays aura à affronter, un tel système créerait les conditions d’une relation plus naturelle, plus responsable, et, pour tout dire, plus républicaine entre la présidence et les services.
Ce n’est pas révéler un secret d’Etat que de dire qu’au-delà des problèmes de coordination des services, la vie de la République a été dans le passé empoisonnée par des équivoques réelles de l’activité de services pilotés de trop loin, voire parfois mal pilotés par d’improbables cabinets noirs. Les services de sécurité sont au coeur de l’Etat. La République doit se donner les moyens d’un pilotage rigoureux des services, selon des procédures intelligibles gérées par des structures à haut niveau clairement identifiées. C’est l’attente des citoyens ; c’est aussi celle des services.
L’ensemble de ces propositions se ferait sans préjudice par rapport aux institutions existantes de la présidence. Dans le domaine militaire, les conseils de défense et l’EMP continueraient à jouer leur rôle propre. De même, les actuels conseils restreints réunis en cas de crise majeure sous la présidence effective du chef de l’Etat demeureraient, ceux-ci ayant montré leur grande utilité pendant les conflits de l’après-guerre froide. Ils seraient parmi les utilisateurs naturels du nouveau comité restreint du renseignement.
La mise en place d’un dispositif de ce type pourrait être l’occasion d’une remise à plat plus générale des dispositifs gouvernementaux de gestion de crise et des textes législatifs couvrant les situations d’urgence, qui sont là aussi le reflet d’une époque historique - celle de la décolonisation et de la guerre froide - franchement révolue. En témoigne le recours à l’état d’urgence lors des émeutes de novembre 2005 sur la base d’une loi de 1955 élaborée dans un tout autre contexte.
Cette réorganisation présidentielle doit aller de pair avec la mise en place d’un contrôle parlementaire plus ambitieux que celui qui est actuellement envisagé, et par un effort soutenu d’information en direction de l’opinion et des médias, pour mieux faire percevoir les responsabilités des services et de ceux qui les animent dans une démocratie confrontée au terrorisme. Le contrôle parlementaire aura d’autant plus de sens qu’il pourra s’exercer vis-à-vis de structures et de procédures clairement identifiées, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Jean-Claude Cousseran est ancien directeur de la DGSE.
François Heisbourg est président de l’Institut international d’études stratégiques de Londres (IISS).